Interview de Ptoma et Nicolas Duchêne pour Big K (Casterman)

big kNous sommes en 1977. New York est la ville la plus insécurisée du monde et on suit les traces d'un tueur de la Mafia, Big K. Avec sa fausse tronche de Clint Eastwood, tout d'un bloc, monstrueux et impressionnant, le gars joint l'utile à l'agréable puisqu'il est aussi tueur en série. C'est glauque, c'est sordide. Ptoma, habitué du polar noir puisqu'il a déjà adapté l'univers effrayant de James Ellroy et Nicolas Duchêne, dessinateur de Crèvecoeur avec son frère, nous balance une nouvelle série coup de poing dans la g... un truc qui nous ramène à l'époque du Parrain de Coppola, de Charles Bronson et son justicier dans la ville, un truc avec un anti-héros.Ils vont tenter de nous faire comprendre comment fonctionne quelqu'un d'aussi sordide qui le soir rentre chez lui et met ses pieds sur la table du salon en sirotant une bière que sa petite femme bien aimée lui apporte avec amour. Un personnage inspiré d'un vrai tueur, peu ragoûtant. Un anti-héros, un salaud. On ne comprend pas ce qui motive tant de cruauté, ses actes nous font frémir mais ils nous fascinent, comme la danse mortelle d'un cobra. On en redemande. Voilà qui nous changera des petits héros de BD bien propres sur eux !
En plus, la mise en couleur de Tanja Cinna sans fioritures, accentue cette ambiance qui fait froid dans le dos...
Big K est tiré d'un personnage qui a vraiment existé et nos auteurs, rencontrés chez Casterman, s'en expliquent :

Shesivan : Ptoma, vous voilà à présent scénariste ?

Ptoma : Dans le passé ou j'adaptais ou j'étais auteur complet, là je n'ai fait que le scénario. Nicolas (Duchêne) est en fait l'initiateur du projet, il m'a parlé de Richard Kuklinski, un tueur en série américain. Je suis revenu vers lui avec un scénario et on s'est entendu sur le sujet. Je me suis totalement plu dans le simple rôle de scénariste...

Shesivan : Vous êtes un grand amateur de polar noir ?

Ptoma : C'est clair que j'ai adapté Spillane et Ellroy, je reste dans la vague polar noir américain... J'adore tout ce qui est enquêtes, crimes, meurtres. Je suis un gros fan de séries américaines, je reste dans mon univers...

Nicolas Duchêne : Je suis aussi très polar...

Shesivan : Oui, vous aviez fait une BD policière qui se passait à Bruxelles au début du vingtième siècle. Après présent l'intrique
se passe à New York. C'est plus moderne, plus anonyme ?

Nicolas Duchêne : C'est surtout le personnage, le vrai tueur qui m'avait marqué et comme il évoluait à New York... Par rapport à Crèvecœur trouver de la doc sur New York était autrement plus facile que sur le Bruxelles des années vingt.

Ptoma : J'ai lu quelque part que New York est la ville la plus photographiée au monde, son aura, sa particularité, il y a de la marchandise ! On est tombé sur certains sites comme ce cimetière des bateaux qui est le décor des premières pages de l'album. Je ne pense pas qu'il existe de livre là-dessus, c'était du bonheur de retrouver cela sur Internet !

Shesivan : Big K est donc l'histoire d'un tueur en série qui est tueur à gage, il joint l'utile à l'agréable ?

Ptoma : Oui, il a réussi comme un caméléon à se confondre dans son travail. Il s'est fait engager par la mafia comme tueur à gage et en même temps il vit sa passion, c'est-à dire tuer les gens. En plus cela lui rapporte de l'argent.

Shesivan : C'est prévu en combien de tomes ?

ptoma

Ptoma : Grande question... Le premier cycle est plus centré sur l'intimité du personnage, deux tomes et trois tomes pour raconter l'histoire mais c'est fait pour déborder sur une réelle série. Le but est une vraie série, nous ne sommes pas sensés nous arrêter... Le personnage est assez riche que pour y aller vers un bon paquet de tomes !

Shesivan : Ptoma, le fait que vous soyez aussi dessinateur n'a pas généré des conflits avec Nicolas, votre dessinateur ?

Ptoma : Du tout ! Cela m'amuse de voir comment quelqu'un d'autre mets son univers, ses ambiances par rapport à ce que j'ai écrit. Si je devais le dessiner la BD n'aurait pas été pareille. C'est enrichissant de voir un nouvel univers naître par rapport à ce que j'écris. Le conflit est enrichissant, une bonne partie de ping pong. On n'était pas forcément d'accord sur tout alors on débattait... Ce qui importe est le résultat.

Nicolas Duchêne : Il m'a fait un découpage...

Shesivan : C'est assez contraignant ?

Nicolas Duchêne : Non, c'est une bonne base. Après on adapte, des petites retouches...

Ptoma : Je mets la ligne conductrice visuelle dans le story-board et Nicolas adapte. C'est un échange intéressant... Il n'y a pas de frustration...

Shesivan : Vous avez choisi les années 70 ?

Nicolas Duchêne : Si on revient au personnage réel, cela collait avec son époque et puis aussi je préfère de loin dessiner les années septante qu'aujourd'hui, au niveau de l'environnement graphique c'est autrement plus intéressant, les bagnoles, les fringues et puis ce New York qui à l'époque est une ville très dangereuse, au taux de criminalité très élevé (qui n'existe plus aujourd'hui, très aseptisé) c'est la ville de la corruption, de la mafia ! C'est en voyant des films comme French Connection, Serpico, le milieu est autrement plus
intéressant, j'avais envie de travailler dans cet univers-là...

Ptoma : Kuklinski, le vrai personnage, s'est fait arrêté à force de tuer, près de 200 personnes. Il a bien boulotté ! Au fil des années, la cinquantaine, il se relâchait, devenait plus imprécis. La routine s'est installée et il a fait des erreurs. Et puis au fil du temps les techniques d'enquêtes avaient évolué, l'ADN, les empreintes et tout cela... Il y avait un flic infiltré dans la mafia, il a commencé à lui expliquer comment il tuait les gens. Il ne faisait pas attention parce que dans sa tête il allait le buter ! Mais le type enregistrait tout ! Il était comme ça, Kuklinski, il éliminait tout autour de lui. C'est le seul qu'il n'a pas tué.

Nicolas Duchêne : Dans la BD on retrouve le personnage qui est pro, très prudent. C'est le tueur attitré de la Mafia, le meilleur ! Il est naturellement doué pour cela. Il ne connaît pas la peur. Comme le vrai. C'est un avantage dans ce genre de boulot, il est prudent dans sa vie de tous les jours, il ne claque pas du pognon, ne montre pas ostensiblement que ça marche pour lui. Sa famille n'est
pas au courant. Il a une femme, des gosses, il a une double vie...

En général, ces tueurs en série qui ont une double vie sont les plus trash, les plus vicieux. Ils sont pile et face. Ces gens-là sont à la fois horrible et fascinant, le démon qui se réveille d'un seul coup !

Ptoma : En fait tu lui ressembles, à Kuklinski, avec tes deux mètres, impressionnant...

Shesivan : Je sais, j'ai un côté tueur en série ;)

Nicolas Duchêne : On l'appelait aussi « the Ice Man » parce qu'il congelait ses victimes. Histoire de décaler l'heure de la mort, afin de pouvoir justifier son emploi du temps. Il les conservait parfois pendant un an !

duchene

Ptoma : Mais je ne vais pas reprendre cela, il ne faut pas tomber dans la biographie. Je me suis librement inspiré du personnage réel. Il faut voir vers quoi on va tendre. Avec les droits d'auteurs américains, on ne sait jamais un procès sur le dos. Soyons prudents !

(Revenant sur Kuklinski) Il avait des gros frigidaires dans sa cave. A un moment comme il sent qu'il a les flics aux trousses, il va, en panique, balancer le corps dans un bois et là, manque de pot, un joggeur tombe dessus et prévient les flics. Le médecin légiste l'ouvre et découvre que le gars est encore congelé à l'intérieur ! Je précise que cela se passait en été.

Shesivan : Connaît-on le nombre exact de ses victimes ?

Ptoma et Nicolas Duchêne : Il n'était pas du genre à tenir des comptes ! A la base il n'était pas un tueur en série avec ses trophées, il tuait d'une manière aléatoire, avec tout ce qui lui passait entre les mains, une lame, une tasse à café, n'importe quoi, alors que les vrais tueurs ont leurs armes, leurs rituels... C'était un type impulsif, fallait pas le faire chier. Si t'étais au mauvais moment, au mauvais endroit... Il buttait rien que pour tester une arme ! Lors d'une interview, il s'est plaint qu'il était devenu sourd d'une oreille en tuant quelqu'un dont la tête avait littéralement explosé. C'est typiquement tueur en série, ce côté « ce n'est pas les victimes qu'il faut laindre, c'est moi ».

Mais là on se détache du personnage réel. On a notre personnage, avec ses propres actions, son propre passé... On est partis d'une base et notre personnage vit sa vie... Il a son autonomie de psychopathe !

(Photos copyright J-J Procureur)

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